L’historicité du récit de Jonas

L’historicité du livre de Jonas est violemment attaquée par certains commentateurs, mais elle est défendue avec tout autant de verve par d’autres. Pour les uns, il est impossible que le récit soit historique, et pour les autres, il est impossible qu’il ne le soit pas.

L’enjeu du débat est important. Ceux qui rejettent l’historicité aspirent à enlever une pierre d’achoppement à la raison humaine, et ceux qui la défendent s’affligent devant l’incrédulité qui rabaisse la foi à la raison humaine. Faut-il libérer Jonas d’une lecture fidéiste qui ignore les caractéristiques littéraires de l’ouvrage, ou faut-il sauvegarder Jonas d’une lecture critique qui passe au creuset la révélation divine pour ne garder que les scories dignes de la raison humaine ?

Nous commencerons par exposer les arguments qui ont amené la critique moderne à rejeter l’historicité du livre, puis nous développerons une critique de ces arguments. Tout au long de l’argumentation, nous nous efforcerons de pratiquer une foi raisonnée, c'est-à-dire de suivre une démarche qui refuse simultanément, et le « diktat » de la raison humaine, et la fuite désespérée de l’irrationalisme. La Parole de Dieu est une révélation divine, certes, mais elle est aussi un message qui s’adresse à l’être tout entier, y compris à son intelligence.

1. Le rejet de l’historicité

De nombreux commentateurs modernes rejettent l’historicité de Jonas. Déjà en 1967, Bickerman peinait à trouver un ouvrage récent qui défendait le contraire : « Malgré l’embarras provoqué chez le croyant par notre conte, on en déclara l’historicité littérale à une date aussi avancée que 1956 dans une encyclopédie catholique. Il en fut de même, bien qu’avec réticence, dans un dictionnaire biblique protestant de 1962. » Bien que les recherches de cet auteur semblent limitées à certains milieux, l’opinion exprimée reflète le sentiment de nombreux théologiens qui estiment que la non-historicité de Jonas est établie et la question réglée une fois pour toutes.

Des miracles inacceptables

Aux XIXe et XXe siècles, on invoquait surtout les miracles comme objection à l’historicité. Comment un esprit rationaliste peut-il accepter le séjour de Jonas dans le poisson et la conversion quasi instantanée des Ninivites ? On relevait l’existence d’autres récits mythologiques avec des poissons et des hommes. Le scepticisme amenait certains à imaginer diverses situations pour décrire l’événement à l’origine du mythe du poisson : 1. Jonas aurait été transporté sur le dos d’un monstre marin. 2. D’autres ont dit : sur le cadavre flottant d’un poisson. 3. Tout se serait passé en songe. 4. Le prophète projeté hors du navire aurait été recueilli sur un autre vaisseau dont le nom était La Baleine et dont la poupe était ornée de l’image de cet animal. 5. On a même proposé que Jonas, après avoir fait naufrage, ait logé dans un hôtel à l’enseigne de La Baleine. A. Feuillet, qui rejette lui aussi l’historicité du récit, condamne pourtant de telles dérisions : « De telles explications ne valent pas la peine d’être réfutées. »

D’autres critiques ont relevé l’impossibilité d’un séjour prolongé dans un poisson (absence d’air, présence de l’acide gastrique dans l’estomac du poisson). On a aussi rappelé qu’une baleine consomme du plancton et est incapable d’avaler de grosses proies en raison de l’étroitesse de son gosier.

Quant à la repentance des Ninivites, elle est tout simplement absente de l’histoire profane. Rien dans l'histoire, disent les critiques, ne nous porte à penser que les Ninivites soient devenus juifs.

Les caractéristiques littéraires d’un conte

Dès la fin du XXe siècle, le rejet de l’historicité repose avant tout sur des arguments littéraires. Pour Lacocque (p. 34), « Le genre (littéraire) devra décider si nous avons affaire à de l’histoire ou à une fiction ». Le livre de Jonas serait une parabole, une satire ou « un midrash, narration d’allure historique comportant un enseignement religieux » (Chary p. 464).

L’aspect fantasmagorique de la narration est invoqué en priorité comme preuve de la non-historicité du récit. « Tout est étrange. On est dans un pays de contes et de merveilles ». « On ne peut s’empêcher d’observer que les prodiges sont multipliés comme à plaisir… Ce n’est pas tant l’étrangeté de ces prodiges qui déconcerte le lecteur croyant que le manque de proportion entre le moyen et la fin » (Feuillet col. 1114). « Ce petit livre est bourré d’éléments qui font dresser les cheveux sur la tête et sortir les pupilles de leur orbite… Cette multitude de surprises qui bombardent le lecteur suggère, de manière provocante, que l’intention de l’auteur n’est pas de décrire des faits historiques» Jeanneret (p. 4) relève que Luther disait déjà : « Si le livre de Jonas n’était pas dans la Bible, tout le monde y verrait un conte de fées. » Pour Legrand (p. 23), « l’auteur accumule les invraisemblances et le lecteur/auditeur n’est pas dupe… ».

De nombreuses invraisemblances sont relevées. « Le héros est présenté comme motivé par des passions à la limite de la folie – ce qui le conduit, par exemple, à désirer la mort – voire le suicide… Jonas, le prophète, agit comme un mécréant, les matelots agissent comme des saints, le monstre marin comme un ‘taxi nautique’, le roi de Ninive se couvre d’un sac et s’assied sur la cendre, une bande de brigands se convertit et passe par la repentance… » (Lacocque p. 70). L’ironie est reconnue par de nombreux auteurs.

Orth (p. 265) relève que l’historicité du récit et une lecture satirique s’excluent mutuellement. En effet, c’est dans la mesure où Jonas est un personnage fictif que la dimension satirique est considérée. « Il n’y a qu’une approche qui empêche de considérer Jonas comme une parodie : c’est l’approche ‘naïve’ ou ‘historique’, qui considère Jonas comme un prophète réel, contemporain de Jéroboam II, mais presque tous les interprètes modernes, excepté quelques-uns, rejettent l’historicité» Ce même auteur observe encore que l’approche satirique a été largement ignorée par les Juifs et les chrétiens dans le passé : « Si le livre de Jonas a été écrit comme une parodie, il est possible de considérer l’ouvrage comme un échec… puisque les lecteurs religieux, dans la grande majorité des cas, ont ignoré l’ironie pendant plus de deux mille ans»

Éléments historiques insuffisants

L’absence de nombreux détails historiques rapprocherait le récit d’une parabole. En particulier, l’auteur omet le nom du roi de Ninive et toute référence à la période impliquée. Pour Feuillet et d’autres, un véritable historien n’eût pas manqué de donner de nombreux détails historiques.

D’un autre côté, la référence à Jonas, personnage historique reconnu (cf. 2 Rois 14.25), est relativisée. « Il faut un semblant d’historicité pour que le récit soit mieux accueilli» (Dell p. 88). « Manifestement, l’histoire est relatée sous une forme narrative, mais toutes les paraboles ressemblent à un compte-rendu d’événements historiques» (Allen p. 179). « Jésus ou Matthieu ne déterminerait pas davantage le caractère historique de l’événement cité que si un savant très véridique disait de nos jours, ‘Tu te bats contre des moulins à vent comme l’a fait Don Quichotte’ » (Robert North p. 132). On relève aussi que le nom même de Jonas (colombe, c'est-à-dire « casanier ») expliquerait sa présence dans le récit : « Ce fut une des données qui permit probablement un développement du genre midrash. »

Un traité politique postexilique

Le cadre historique du VIIIe siècle étant rejeté, les critiques affirment que le livre aurait été écrit au Ve siècle, en réaction à la politique centralisatrice d’Esdras et de Néhémie. Jonas est un traité polémique qui soulignerait l’universalité de l’amour divin.

« Jonas fut composé en 430 environ av. J.-C., comme une allégorie d’aspect quasi historique et dans le but de s’opposer au ‘nationalisme étroit’ des chefs juifs comme Esdras et Néhémie… En fonction de ce concept, on interprète ‘l’allégorie’ de Jonas comme suit : Jonas lui-même représente Israël désobéissant ; la mer indique les païens ; le grand poisson symbolise l’empire néobabylonien, et les trois jours de réclusion de Jonas dans le ventre de l’animal représentent la captivité de Babylone. » On peut ajouter que le rejet du poisson représenterait le retour de l’exil et la nouvelle occasion donnée à Israël de présenter sa foi aux nations païennes environnantes.

Le cadre historique choisi correspond à l’idée que les libéraux se font de l’évolution des pensées religieuses. Puisque le livre de Jonas souligne l’universalité de l’amour divin, l’ouvrage doit être tardif, nécessairement postexilique.

Certains commentateurs détectent aussi certains araméïsmes dans le texte, ce qui, à leurs yeux, serait le signe d’une rédaction postexilique de l’ouvrage. Selon Feuillet (col. 1105), « la langue accuse une époque récente ».

Des erreurs historiques

Le décalage entre l’époque supposée des événements (le règne de Jéroboam II) et la date de rédaction expliquerait différentes erreurs historiques. En effet, le narrateur du Ve siècle connaîtrait mal le contexte historique du VIIIe siècle.

Ainsi, la grandeur de Ninive aurait été surévaluée, car aucune ville à cette époque n’avait un diamètre ni même une périphérie de trois jours de marche, ni aucune population n’atteignait les 120 000 âmes.

La référence au roi de Ninive reflète aussi une inexactitude, puisque en Assyrie les villes n’étaient pas dirigées par des rois, mais par des gouverneurs. Seul le pays dans son ensemble avait un roi, et Ninive n’était pas la capitale de l’empire assyrien au début du VIIIe siècle, puisqu’elle ne l’est devenue qu’après la mort de Sargon II en 705.

2. La défense de l’historicité

Le témoignage des Juifs et de l’Église pendant plus de deux mille ans

Jusqu’au XIXe siècle, les auteurs juifs et chrétiens ont presque toujours considéré le livre comme historique. En effet, « le livre se présente comme un récit historique sans aucune indication réelle qu’il faille l’interpréter autrement » (NCB p. 781). « Le fait que des générations d’érudits et d’auteurs ont été convaincus que l’auteur du livre de Jonas n’avait pas l’intention d’écrire un livre de fiction milite contre le point de vue moderne qui affirme que la forme ou le style de la narration véhicule cette impression» (Alexander « Jonah and Genre » p. 58).

Le prophète Jonas est cité dans la version courte du livre de Tobie (14.4), et le Siracide (ou Ecclésiastique) fait référence aux douze petits prophètes : « Quant aux os des douze prophètes, qu’ils refleurissent de leur tombe, car ils ont encouragé Jacob et ils l’ont délivré par la fidélité de l’espérance » (49.10). Le prophète Jonas est donc considéré comme une personne réelle, auteur du livre qui porte son nom. Flavius Josèphe (Antiquités 9.11 ou 9.10.2) consacre deux pages à Jonas et précise qu’il ne peut passer sous silence ce qui regarde ce prophète, « comme j’ai promis de rapporter sincèrement et fidèlement ce qui se trouve écrit dans les livres saints des Hébreux».

Il convient aussi de relever que Dieu est le caractère central du récit. « Au vu des attitudes juives envers Dieu, en particulier les prohibitions contre la fabrication d’idoles et l’usage impropre du nom divin, n’est-il pas hautement improbable qu’un auteur juif entre 780 et 350 av. J.-C. aurait osé créer un récit fictif impliquant Dieu comme caractère central ? Cela n’aurait-il pas été interprété par les Juifs pieux de cette époque comme équivalent à un blasphème » (Alexander « Jonah and Genre » p. 58). Or le livre de Jonas a non seulement été inclus dans le canon hébreu, mais il n’a jamais été contesté, car personne ne le considérait comme un simple conte. Dans le rouleau des douze petits prophètes, il occupe la cinquième place et se trouve ainsi placé parmi les prophètes des 9e et 8e siècles.

Le témoignage de Jésus

L’attestation la plus forte en faveur de l’historicité de Jonas vient de Jésus lui-même. Aux scribes et pharisiens incrédules, il répond :

 

« Une génération méchante et adultère demande un miracle ; il ne lui sera donné d'autre miracle que celui du prophète Jonas. Car, de même que Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre d'un grand poisson, de même le Fils de l'homme sera trois jours et trois nuits dans le sein de la terre. Les hommes de Ninive se lèveront, au jour du jugement, avec cette génération et la condamneront, parce qu'ils se repentirent à la prédication de Jonas ; et voici, il y a ici plus que Jonas. La reine du Midi se lèvera, au jour du jugement, avec cette génération et la condamnera, parce qu'elle vint des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon, et voici, il y a ici plus que Salomon » (Mt 12.39-42)

 

Jésus met sur un même plan la conversion des Ninivites et la visite de la reine de Saba à Salomon (cf. 1 Rois 10.1-13). Plus important encore, il met en parallèle le séjour de Jonas dans le poisson avec sa mort et sa résurrection. « Le Christ oppose des faits à des faits, non une fiction à une fiction, ou une fiction à des faits. Il serait très étrange, certes, qu’il se présentât comme plus grand qu’un personnage de fiction ; il ne serait pas moins étrange de condamner les Juifs pour leur manque de pénitence, en mettant ce manque en contraste avec la pénitence de Ninive qui n’a jamais existé » (Feuillet col. 1112). « La condamnation des contemporains de Jésus est beaucoup moins forte si la repentance des Ninivites n’est pas historique» (Bullock p. 46).

Les indices laissés par l’auteur

L’auteur donne un cadre historique à son récit. Non seulement le prophète est nommé, mais le livre débute comme les récits historiques (voir commentaire 1.1 p. 87). Or ces premiers éléments sont très importants, car ils guident ensuite toute la lecture. « Si, par la suite, le lecteur découvrait que le récit n’est pas historique, mais une pure fiction, il se sentirait trahi. » Inversement, si un récit commence par l’expression « il était une fois… », le lecteur sait tout de suite que le récit n’est pas historique.

Le cadre étant placé, l’auteur se concentre sur les éléments essentiels de son récit. Certes, d’autres informations historiques pourraient être souhaitées par ses lecteurs (en particulier une référence chronologique ; éventuellement le nom du roi de Ninive), mais l’auteur s’en tient au minimum, peut-être pour montrer que son récit historique dépasse le cadre de l’histoire du VIIIe siècle. Le récit de Jonas est historique, mais il est aussi prophétique, puisqu’il annonce l’étendue de la grâce divine inaugurée par la venue du Messie.

La présence des miracles

L’homme moderne est souvent gêné par les miracles, et plusieurs commentateurs s’efforcent de démythologiser les récits pour les rendre acceptables et accessibles à leurs contemporains. Pourtant, les auteurs bibliques n’ont jamais éprouvé la moindre réserve envers le miraculeux. En effet, qu’y a-t-il de plus naturel que le Créateur intervienne dans sa création ? C’est plutôt l’absence d’interventions divines qui a fait l’objet de leurs investigations.

Dans le livre de Jonas, les miracles du poisson et de la repentance des Ninivites sont exceptionnels, mais le narrateur ne fait rien pour les atténuer. Au contraire, il relève certains détails qui accentuent encore la grandeur du prodige. Jonas n’est pas seulement sauvé par le poisson, mais il demeure dans le ventre de l’animal « trois jours et trois nuits ». Le mot « trois » est répété, et la mention du « jour » et de la « nuit » semble étendre encore la durée. La repentance des Ninivites est décrite sous plusieurs angles : celui du peuple, des grands, du roi, des animaux.

La dimension miraculeuse est relevée, mais la description des prodiges reste sobre. On est loin de la tradition juive qui imagine que la tempête se calme progressivement, au fur et à mesure que le corps du prophète est immergé dans la mer. Selon cette même tradition, le prophète se serait servi des yeux du poisson comme de hublots. Pour justifier les trois jours dans le poisson, la tradition explique aussi que Dieu aurait d’abord fait avaler Jonas par un poisson mâle, mais devant l’entêtement du prophète qui renonçait à se repentir, Dieu l’aurait fait expulser dans un poisson femelle en gestation. Vu la place exiguë, Jonas aurait fini par céder devant le Seigneur.

Le miraculeux est affirmé, mais il reste sobre et lié à la création. Nous ne sommes pas dans un monde transnaturel. Dieu travaille avec sa création et non en dehors d’elle. Les éléments utilisés sont les vents (à l’ouest comme à l’est), les animaux grands et petits (poisson et ver), une plante connue de la région (le ricin).

Les défenseurs de l’historicité se sont souvent efforcés d’expliquer rationnellement le miracle du poisson et la repentance massive des Ninivites. Avant de présenter leurs arguments il convient de relever qu’une telle défense, pour intéressante qu’elle soit, n’est nullement nécessaire. Le narrateur ne fait aucun effort dans ce sens. Pour lui, l’action souveraine de l’Eternel ne se discute même pas. Le problème n’est pas la puissance de Dieu face à sa création ; la difficulté vient de la peine des hommes à accepter l’étendue de l’amour divin.

Les explications au sujet du poisson sont présentées ci-dessous et celles concernant la repentance des Ninivites sont développées dans le commentaire en 3.6 (p. 123-125).

Le miracle du poisson

Est-il possible qu’un gros poisson avale un homme vivant ? L’espèce n’est pas spécifiée dans le livre de Jonas, puisque le poisson est simplement décrit comme un grand « poisson » (daga). Le Nouveau Testament parle de kêtos (Mt 12.40). Il reprend le terme utilisé dans la traduction grecque de la LXX pour le poisson de Jonas (2.1, 11). Ce mot kêtos a donné en français le mot cétacé. Certaines traductions anglaises, comme la KJ, traduisaient autrefois le mot par baleine (whale), mais les traductions modernes sont revenues à un terme très général : « grand poisson ».

Dans la pensée populaire, on parle beaucoup de la baleine de Jonas, mais des commentateurs ont souvent fait observer que ce poisson convient mal. Selon la BA (p. 125), « cet animal ne peut être une baleine, car ce cétacé n’existe pas en Méditerranée, et il a d’ailleurs le gosier trop étroit pour engloutir un homme ». D’autres commentateurs soutiennent le contraire. « On prétend avoir trouvé une baleine (morte) en 1956 près de la plage d’Ascalon au sud de Jaffa » (North p. 133). Gaebelein (p. 128) fait remarquer que toutes les baleines n’ont pas la même morphologie de la bouche : « On affirme souvent qu’une baleine a un gosier tellement petit qu’elle aurait de la difficulté à avaler une orange… mais certaines baleines peuvent avaler des proies plus grandes qu’un cheval» Dans une revue théologique, un professeur de l’université de Princeton a montré qu’« une baleine peut sauver un homme de la noyade, si celui-ci peut accéder à la large poche d’air du mammifère en se frayant un passage par un étroit conduit d’air» (Harrison p. 907 ; cf. Aalders p. 6).

Le cachalot pourrait encore mieux convenir que la baleine. Ces cétacés atteignent des tailles considérables (jusqu’à 30 mètres) et avalent de grandes proies. « On en a attrapé un aux Açores qui avait, dans son estomac, un poisson-seiche vivant de 10 m et pesant 186 kg. Ce cachalot ne mesurait lui-même que 14,50 m » (Meier p. 51-52). Plusieurs auteurs mentionnent aussi l’aventure d’un marin, en 1891, qui fut avalé par un cachalot, puis retiré vivant du poisson une fois que celui-ci fut harponné et dépecé.

L’épaulard, long de 6 à 10 m, avale aussi de grandes proies : dauphins, loups de mer, phoques. Ce poisson vivait encore au Moyen Age dans la Méditerranée (Meier p. 51).

Certaines espèces de requins pourraient aussi convenir. « Depuis Bochart, l’opinion généralement admise a été que ce poisson devait être de l’espèce des requins, Lamia canis carcharias. Des corps humains entiers ont été retrouvés dans des monstres de ce genre, et l’on peut même citer des exemples récents de personnes qui en ont été retirées vivantes » (NDB p. 691). Un cas célèbre survint en 1758. Un marin tombé à la mer fut avalé par un requin, puis rejeté vivant à la mer lorsque le capitaine tira sur l’animal. Suite au témoignage du capitaine qui harponna l’animal, le marin s’engagea dans une tournée en Europe en exhibant le poisson.

Les commentaires rabbiniques avancent l’idée que le poisson fut spécialement créé par Dieu lors de la création du monde. « Ce poisson avait été spécialement désigné (c'est-à-dire choisi pour cette tâche particulière) depuis les Six Jours de la création pour avaler Jonas. Et de ce fait, il traduit la phrase au plus-que-parfait (l’Eternel avait désigné 2.1) » (Zlotowitz p. 104-105). Pourtant, la forme verbale du verbe manâh (désigner, faire venir) est la même qu’en 4.6, 7, 8 où l’action désigne l’intervention de Dieu au moyen du ricin, du ver et du vent. Le livre de Jonas enseigne que Dieu utilise les « objets » ordinaires de sa création pour accomplir ses desseins.

En conclusion, l’identité du poisson demeure incertaine, mais plus d’une espèce existante aurait pu être utilisée par Dieu pour sauver Jonas.

Le genre littéraire

Le récit de Jonas contient de nombreux éléments étonnants (nous les avons signalés au premier chapitre, p. 10-16). Ce n’est pourtant pas une raison suffisante pour identifier le livre à une parabole. Le genre parabolique est appliqué à de nombreux récits, différents les uns des autres, mais néanmoins marqués par des caractéristiques communes. Les paraboles sont courtes, simples, appliquées à une situation précise, accompagnées d’une interprétation si le sens peut poser problème ; elles ne contiennent ni miracle, ni nom propre, et ne s’identifient pas à une histoire réelle. Le récit de Jonas ne satisfait à aucune de ces caractéristiques. Il est long, complexe (le personnage de Jonas change sans cesse de comportement), sans explication générale (le récit soulève de nombreuses questions laissées sans réponse), truffé de miracles, et le personnage principal est identifié à un prophète connu de tous les lecteurs.

Feuillet (col. 1111) observe aussi que « dans l’Antiquité, on n’avait pas l’habitude de créer de pures fictions, sans lien avec des faits réels ». D’ailleurs, « la force de la plupart des paraboles bibliques réside justement dans la vraisemblance de leur rapport avec une situation humaine réelle » (NCB p. 780).

Plusieurs auteurs invoquent l’ironie ou la satire du narrateur pour nier l’historicité des événements. Pourtant ces caractéristiques littéraires ne sont pas le propre des œuvres de fiction. « Le caractère satirique de la narration est dangereusement invoqué comme preuve d’un genre non historique. Il existe des satires délicieuses qui ne font que rapporter exactement un choix de détails de ce qui est effectivement arrivé » (North p. 136).

De même, la structure élaborée d’un récit ne prouve en rien la non-historicité des événements décrits. « La présence de caractéristiques poétiques n’infirme pas en soi la vérité des faits rapportés. Comme D. Alexander le remarque correctement : ‘Le fait que l’auteur de Jonas emploie certains artifices littéraires nous renseigne plus sur ses qualités littéraires que sur l’historicité ou la non-historicité du récit… Rien n’empêche un bon auteur d’utiliser des structures littéraires pour représenter avec exactitude des événements qui se sont réellement produits’»

Quant à la typologie, elle semble toujours s’appuyer sur des événements historiques. « Chaque fois que l’Ecriture mentionne un événement ‘typologique’ (par exemple Jn 3.14 ; 1 Co 10.1-11), il s’agit d’un épisode historique. » « Seule une fiction correspond à une fiction ; seuls des faits peuvent correspondre à des faits. Tous les types du Christ dans l’Ancien Testament étaient historiques (le sacrifice d’Isaac au mont Moriya, le prêtre-roi Melchisédek, Moïse, David, Salomon comme types du Christ). Il en est de même des événements de l’Exode dont il est fait allusion dans 1 Corinthiens 10, dans une série de types et d’exemples pour les croyants du temps de Paul»

Pour certains commentateurs, l’improbabilité des événements est une pierre d’achoppement pour l’historicité. Mais ce qui est improbable pour nous ne l’était pas nécessairement autrefois (Alexander « Jonah and Genre » p. 45), et les premiers lecteurs pouvaient très bien prendre ce texte comme historique. Si l’auteur présente son ouvrage comme historique, sommes-nous en droit de le placer dans une autre catégorie ? D’autres critiques invoquent les exagérations du narrateur pour contester l’historicité. Ils attirent l’attention sur l’emploi répété du mot « grand ». Mais Alexander relève que le mot « grand » n’est pas employé de manière exagérée par rapport à la ville, au vent soufflant sur la mer, à la crainte des marins, au poisson. De plus, les miracles sont décrits très sobrement, sans embellissement.

Les problèmes engendrés par un cadre postexilique

Prétendre que le récit de Jonas est un écrit polémique rédigé après l’exil dans le but de contrer la politique nationaliste d’Esdras et de Néhémie engendre de nombreux problèmes. Le plus manifeste d’entre eux est lié à la destruction de Ninive en 612 av. J.-C. Qui voudrait écrire un conte sur la grâce universelle de Dieu en choisissant une ville qui n’existe plus ? Le récit perdrait toute vraisemblance d’autant plus que Nahum avait annoncé cette chute quelques décennies auparavant. Le grand pardon de Dieu volerait en éclats. L’auteur d’un conte aurait choisi une ville importante de son époque, comme Damas ou Tyr, pour encourager l’universalisme.

Le choix de Jonas comme prophète « nationaliste » n’est pas non plus évident. En effet, « la référence à Jonas en 2 Rois 14.25 ne le dépeint pas comme un Israélite zélote et nationaliste, comme le prétendent les commentateurs qui défendent une approche opposée à toute exclusivité. Le texte dit simplement que Jonas a correctement prophétisé une expansion territoriale ; rien n’est dit sur les pensées et les sentiments de Jonas au sujet de sa prophétie » (Bolin p. 59). De plus, le texte de 2 Rois 14.26 souligne la compassion de l’Eternel à l’égard d’Israël et non le jugement de Dieu envers un peuple oppresseur. Voir aussi la note 26 p. 24.

Quant au mouvement « universaliste » parmi les Juifs du temps d’Esdras et de Néhémie, il semble avoir eu pour mobile un caractère matérialiste plutôt que missionnaire. Le maintien de relations harmonieuses avec les voisins païens était considéré comme nécessaire pour le maintien et le développement des échanges commerciaux.

L’ironie supposée de l’ouvrage envers Jonas pose aussi problème. Bien que Feuillet (col. 1111) estime « difficilement concevable que Jonas ait fait de son propre caractère une critique aussi mordante et aussi ironique », il admet ce qui, à nos yeux, est encore plus improbable : « Un écrivain postérieur n’eût pas osé s’attaquer à la mémoire de ce prophète en lui attribuant une telle étroitesse d’esprit. » Pourquoi salir un homme de Dieu du passé ? Et surtout, comment imaginer qu’un traité polémique qui méprise à ce point un prophète puisse être accepté dans le canon ? De plus, quel Juif serait convaincu de l’universalisme de Dieu par un simple conte ?

Pour terminer, relevons que le message allégorique est loin d’être limpide. Si le poisson symbolise Babylone, que représente Ninive ? Et pourquoi mentionner un séjour de « trois jours » dans le poisson, plutôt que sept par exemple, pour représenter les soixante-dix ans de captivité ?

Le contexte historique du VIIIe siècle

Le contexte historique de Jonas est fixé par un verset du livre des Rois : « Le roi (Jéroboam II) rétablit les limites d'Israël depuis l'entrée de Hamath jusqu'à la mer de la plaine, selon la parole que l'Eternel, le Dieu d'Israël, avait prononcée par son serviteur Jonas, le prophète, fils d'Amitthaï, de Gath-Hépher » (2 Rois 14.25). Jonas a donc prophétisé en faveur d’Israël avant ou durant le règne de Jéroboam II qui a régné 41 ans sur Israël (2 Rois 14.23), de 793 à 753 av. J.-C. Théoriquement, le ministère du prophète à Ninive aurait aussi pu s’exercer après la mort de Jéroboam II, ce qui laisserait un flou d’un siècle pour le voyage à Ninive (de 830 à 720 environ). Pourtant, les exégètes estiment que Jonas a annoncé le recouvrement des frontières d’Israël au début du règne de Jéroboam, puisque ce roi eut un règne prospère sur le plan matériel ; il a donc dû mater rapidement les Syriens qui le menaçaient au nord-est.

Cette période et les quelques décennies qui la précèdent sont aussi marquées par une faiblesse relative des Assyriens qui traversent différentes dissensions internes. Cela pourrait expliquer la plus grande réceptivité des Ninivites au message de repentance de Jonas.

La cruauté des Assyriens était bien connue et a sévi pendant plusieurs siècles. H. R. Hall nous donne une description détaillée du roi d’Assyrie Ashur-nasir-pal II (883-859) : « Le roi avait l’habitude de brûler une ville hostile après sa capture, puis de mutiler tous les prisonniers mâles adultes en leur coupant les mains et les oreilles, et en leur crevant les yeux ; ils étaient ensuite entassés pour périr torturés par le soleil, les mouches, leurs blessures et la suffocation ; les enfants, garçons et filles, étaient brûlés vivants sur un bûcher ; leur chef était emmené en Assyrie pour être démembré vivant pour le plus grand plaisir du roi»

Une invasion assyrienne en Palestine peut être datée de 805 av. J.–C., une période qui correspondrait à l’enfance de Jonas. Selon Wiseman (p. 50) et Baldwin (p. 545), « Adad-Nirâri III (810-783) a laissé une description détaillée de son expédition en Pa-la-as-tu (Palestine) dans la cinquième année de son règne (ANET, p. 281-282), quand, selon la stèle de Rimah, il reçut la soumission de Ia’usa (Joas) de Samarie ». Cette invasion a pu marquer Jonas et laisser des traces d’amertume.

Les prétendues erreurs historiques et la présence d’ara­méïsmes

Les réponses aux prétendues erreurs historiques sont développées dans le commentaire. Sont défendues : l’authenticité du roi de Ninive (p. 125-126), les trois jours de marche de Ninive (p. 119-121) et les 120 000 habitants de la ville (p. 142).

La présence d’araméïsmes dans le texte hébreu n’implique pas une rédaction postexilique de l’ouvrage. Pour commencer, seuls quelques mots sont incriminés : marins (1.5), bateau (1.5), décret (3.7), prédication (3.2), se souvenir (1.6). Les deux derniers de la liste sont des hapax, c'est-à-dire des termes rares qui ne sont pas caractéristiques du milieu. Les trois premiers termes sont liés au séjour de Jonas à l’étranger (marins, bateau, décret). Or quel voyageur ne revient pas de vacances à l’étranger avec quelques mots ‘exotiques’ dans ses bagages ? Ensuite, une critique plus générale consiste à comparer le livre de Jonas avec d’autres livres bibliques et force est de constater que la présence d’araméïsmes n’est pas limitée aux livres postexiliques. « La présence d’araméïsmes dans le livre ne peut être considérée comme un critère de datation, puisqu’on trouve des araméïsmes dans les livres de l’Ancien Testament de la première et de la dernière période. » « On trouve des preuves d’araméïsmes à des périodes très primitives. » La proximité des deux langues remonte donc à des temps reculés.

L’importance fondamentale de l’historicité

La défense de l’historicité du récit biblique est importante, mais elle ne doit pas se faire au détriment de l’analyse du message biblique. Malheureusement, cela n’a pas toujours été le cas. « En consacrant tant de temps à défendre et même à prouver les miracles étonnants du livre, la plupart des commentateurs évangéliques ont négligé les enseignements théologiques et pratiques remarquables que beaucoup de libéraux ont relevés dans leurs études critiques » En d’autres termes, « Les hommes se sont tellement penchés sur le grand poisson qu’ils n’ont pas vu le grand Dieu ».

Néanmoins, la défense de l’historicité de Jonas reste une tâche importante, car son rejet entraîne souvent le rejet d’autres récits historiques. Jonas est sur la ligne de front de l’attaque libérale, et c’est souvent l’un des premiers récits à passer à la trappe de la critique historique. Ensuite s’applique le jeu de dominos. Jonas rejeté, la critique s’attaque à d’autres récits de miracles, à commencer par les plus étonnants, comme ceux d’Elie et d’Elisée, pourtant insérés dans un livre historique (1-2 Rois). Une fois entrés dans le cercle vicieux de la critique autonome, les commentateurs ont de la peine à s’arrêter, certains allant jusqu’à rejeter les événements fondamentaux entourant la vie du Christ.

La défense de l’historicité de Jonas ne sert pas seulement de garde-fou aux dérives libérales, mais elle protège le message même du livre. Dans le livre de Jonas, l’Eternel se révèle comme le Dieu qui met tout en œuvre pour sauver les hommes. Toute la création est impliquée. L’Eternel utilise toutes ses ressources pour transmettre le salut aux Ninivites. Ce déploiement gigantesque des ressources divines annonce la venue de Jésus-Christ. Là, plus que du temps de Jonas, Dieu a tout mis en œuvre pour sauver les hommes. Il s’est incarné dans la personne de Jésus-Christ, qui est mort sur la croix. Est-il vraiment possible que Dieu ait tant aimé les hommes qu’il soit allé jusqu’à donner son Fils unique, afin que quiconque croit en lui soit sauvé ? (cf. Jn 3.16). Si le livre de Jonas n’est qu’une fable, cela voudrait dire que Dieu ne s’est pas engagé dans l’histoire à cette époque comme le livre le prétend. Cela signifie que le livre de Jonas n’annonce pas réellement l’œuvre de rédemption accomplie en Jésus-Christ. L’historicité de Jonas ne sert pas simplement d’emballage biodégradable au message, mais elle en est la colonne vertébrale. Sans historicité, plus de message. De la réalité merveilleuse de l’amour de Dieu, on retomberait dans l’utopie désespérée de nos rêves.

L’auteur du livre

La tradition juive a attribué cet ouvrage à Jonas, fils d’Amitthaï. « L’ensemble des commentateurs anciens a considéré le prophète Jonas du VIIIe siècle…, non seulement comme le héros, ce qui est difficilement contestable, mais encore comme l’auteur même de notre livre » (Feuillet col. 1105). Il faut dire qu’un auteur contemporain du prophète aurait difficilement osé ridiculiser le prophète, et il en aurait été de même à une époque ultérieure. « Il est plus probable que ce portrait peu flatteur soit l’œuvre d’un homme qui, ayant enseigné une leçon inoubliable sur l’amour de Dieu, ne s’épargne pas lui-même, mais s’abaisse, plutôt que cela soit une œuvre imaginaire attachée au nom d’un prophète d’une période antérieure» (Gaebelein p. 59). Ce raisonnement est bien sûr valable dans la mesure où le prophète est tourné en dérision, ce qui peut être contesté (voir p. 17-18).

Certains ont de la peine à accepter Jonas comme auteur en raison de l’absence d’une repentance finale. « A certains égards, il serait naturel que ce fût lui (Jonas) plutôt que tout autre, précisément à cause du rôle peu louable qu’il y joue lui-même. Cependant, on comprendrait difficilement qu’il n’y eût pas, en terminant, quelques expressions de repentir à la suite de ses réponses presque insolentes à l’Eternel » (BA p. 121). Comme nous l’avons déjà exprimé, l’auteur ne mentionne aucun repentir pour mieux faire réfléchir son lecteur (voir p. 16). De toute façon, tout narrateur autre que Jonas n’aurait pas pu connaître les informations rapportées dans le livre sans le témoignage détaillé de Jonas. Le prophète se cache donc bien derrière l’ouvrage qui porte son nom, soit comme auteur, soit comme témoin.