Commentaire sur les Juges: Les thèmes

Le livre des Juges rapporte l'histoire d'Israël de la mort de Josué à l'aube de la royauté. Résumer trois siècles d'histoire n'est pas chose aisée. En premier lieu, il faut rassembler une documentation sur la période choisie, puis faire un tri parmi les informations recueillies pour ne garder que les éléments les plus importants. Dès que les informations sont abondantes, une sélection est inévitable, car tout raconter est non seulement indigeste, mais souvent impossible (cf. Jn 21.25).

Le choix des événements à rapporter se fait en fonction : (1) des sources disponibles, (2) des lecteurs visés par l'ouvrage, (3) de l'éthique et de la sensibilité historique de l'auteur. Reprenons ces points dans l'ordre.

1. Lorsque les informations historiques sont rares, l'auteur a tendance à inclure toutes ses sources, et son travail se limite alors souvent à celui d'un éditeur se contentant de rassembler les documents disponibles. Par contre, lorsque les informations sont abondantes, les choix personnels de l'auteur colorent davantage son texte. Pour le livre des Juges, la structure et l'équilibre de l'ensemble (voir structure du livre p. 43) militent en faveur de la deuxième hypothèse. L'auteur semble avoir disposé d'une matière abondante dans laquelle il a pu puiser librement les éléments nécessaires à son oeuvre.

2. L'attente des lecteurs et l'impact souhaité influencent aussi le choix de l'auteur. Les statistiques sont appréciées par les sociologues et les économistes, la description détaillée de combats militaires intéresse les vétérans de l'armée, alors que les portraits de quelques personnages font la joie du grand public. D'un autre côté, l'aspect humain des portraits émeut plus que des chiffres froids et impersonnels. Manifestement, le livre des Juges est plus qu'une chronique historique, car l'auteur cherche à toucher non seulement l'intelligence, mais aussi le cœur.

3. L'éthique et la vision du monde de l'historien influencent aussi ses choix. Un auteur imprégné d'un profond respect de la vérité veillera à ne transmettre que des faits authentiques. Il s'efforcera aussi de tracer un mouvement général de l'histoire conforme à la vérité sans omettre d'éléments fondamentaux ni gonfler des points secondaires. Sur ce point, les historiens bibliques sont remarquables, car un même zèle pour la vérité les anime tous. La vision générale de l'histoire oriente aussi l’œuvre d'un historien. Par exemple, beaucoup d'auteurs contemporains marqués par une pensée matérialiste et déterministe s'arrêtent d'abord (et parfois presque exclusivement) sur les conditions sociales. Par contre, les auteurs bibliques, convaincus d'une action directe de Dieu dans la vie de leur peuple, s'intéressent surtout à relever le rapport entre l'Eternel et Israël. Pour eux, le facteur-clé pour une bonne compréhension de l'histoire se trouve dans le rapport entre Dieu et le peuple élu.

Le livre des Juges est donc marqué par une dimension historique et prophétique. Les deux éléments, loin de se contredire, se complètent admirablement. Les événements décrits sont historiques (c.-à-d. qu'ils se sont réellement passés), mais ces événements ne sont pas vides de sens, car, fondamentalement, ce n'est ni le hasard, ni l'environnement, ni même les efforts des hommes qui dictent le cours de l'histoire, mais Dieu et la relation des hommes avec lui. Dans le canon hébreu, le livre des Juges est classé parmi les livres prophétiques, et forme avec Josué, 1-2 Samuel et 1-2 Rois les prophètes antérieurs. Par contre, la traduction grecque des Septante (LXX) privilégiera l'accent historique et regroupera les prophètes antérieurs avec 1-2 Chroniques, Esdras, Néhémie et Esther pour former le groupe des livres historiques.

Le thème majeur : le rejet de l'autorité divine

Le livre des Juges s'intéresse donc à l'histoire de la relation entre Dieu et son peuple. Plus précisément, puisque les trois siècles des juges sont marqués par un rejet croissant de l'Eternel, le thème principal du livre est celui du rejet de l'autorité divine.

Tout le livre est dominé par ce thème qui est examiné sous divers angles. Dès la première introduction (1.1-2.5), la désobéissance d'Israël se manifeste sur le plan politique par le refus de conquérir toute la Terre promise. Dans la deuxième introduction (2.6-3.6), c'est la désobéissance religieuse qui est relevée, avec l'adoration des divinités locales. Le corps principal du livre (3.7-16.31) traite du ministère des juges, ces hommes oints par Dieu pour sauver Israël. La rédemption divine y est soulignée, mais plus on progresse dans cette section, plus le thème du rejet de l'Eternel se manifeste, en particulier par une opposition croissante du peuple à l'égard des juges. A la fin du livre, dans les deux appendices (chapitres 17-21), l'auteur s'arrête sur l'infidélité des Lévites, ces hommes appelés par Dieu à servir de modèles à Israël.

Sur le plan historique, chaque génération s'écarte de l'Eternel. La deuxième introduction (2.6-3.6), qui donne un résumé de toute la période des juges, souligne un aspect cyclique et progressif du rejet. Chaque génération commence par être infidèle. L'Eternel intervient et punit son peuple. Devant les difficultés, Israël revient à l'Eternel qui lui envoie un libérateur. Un cycle de cinq « R » (révolte, ruine, repentance, rédemption, repos) marque les premières générations (Othniel, Ehud, Débora, Gédéon), puis, devant le péché qui ne cesse de croître, le repos finit par ne plus être au rendez-vous (Abimélec, Jephthé, Samson). Lors du dernier cycle, même la repentance du peuple est absente (Samson).

Le comportement des juges

Le comportement des juges est assimilé par beaucoup d'exégètes à ce mouvement général d'infidélité. Les chefs ne seraient que le reflet du peuple. Les plus critiqués sont les derniers (Samson et Jephthé), mais Gédéon, et même Ehud, n'échappent pas toujours à la critique. Cette approche négative du ministère des juges ignore totalement la deuxième introduction où l'auteur fixe clairement le cadre de leur ministère. Ces hommes sont oints par le Seigneur pour libérer le peuple, et le problème de la période des juges ne vient pas des juges, mais du refus du peuple à les suivre : « L'Eternel suscita des juges, afin qu'ils les délivrent de la main de ceux qui les pillaient. Mais ils n'écoutèrent pas même leurs juges, car ils se prostituèrent à d'autres dieux » (2.16-17a). Ce refus de suivre l'oint de l'Eternel est encore plus manifeste à la mort du juge : « Lorsque l'Eternel leur suscitait des juges, l'Eternel était avec le juge, et il les délivrait de la main de leurs ennemis pendant toute la vie du juge ; car l'Eternel avait pitié de leurs gémissements contre ceux qui les opprimaient et les tourmentaient. Mais, à la mort du juge, ils se corrompaient de nouveau plus que leurs pères » (2.18-19a).

Les juges sont des modèles, des hommes que Dieu a oints de son Esprit pour sauver le peuple, et le drame d'Israël, pendant la période des juges, est que ces libérateurs divinement mandatés ont été de moins en moins suivis. Fondamentalement, leur rejet n'est qu'un reflet du rejet de l'Eternel. Quand on ne veut pas du maître, on ignore aussi ses disciples, on les conteste, on les abandonne, et même on les combat. Ainsi, l'endurcissement du peuple à l'égard de Dieu entraîne une contestation croissante du ministère des juges. Au début de la période, le peuple marche à l'unisson derrière Ehud. La génération suivante ne donne plus qu'un soutien partiel à Débora. Plus tard, Gédéon est contesté et Jephthé est même combattu. Finalement, Samson est livré par la tribu dirigeante (Juda) aux mains des Philistins.

L'auteur du livre donne encore d'autres éléments pour comprendre de manière positive le ministère des juges. A cet égard, les sept références à l'Esprit divin sont fondamentales (3.10 ; 6.34 ; 11.29 ; 13.24 ; 14.6, 19 ; 15.14), car il est dit textuellement que l'Esprit divin anime le juge.

Ces références sont malheureusement souvent vidées de leur sens par des exégètes qui invoquent les différences entre l'Ancien et le Nouveau Testament. L'Esprit n'aurait reposé que temporairement sur les juges et n'aurait affecté que les compétences militaires de ces hommes. Leur être intérieur n'aurait pas été touché par cette onction. En somme, les juges ne sont rien d'autres que des Balaam, Nebucadnetsar ou Cyrus judaïsés, c'est-à-dire des instruments charnels et profanes utilisés par Dieu pour accomplir ses desseins. On cite l'exemple du roi Saül puisque cet homme a reçu, puis perdu l'Esprit divin (1 Sam 16.14). Quant à Samson, il voit sa force et l'Eternel se retirer de lui (16.19-20).

Ces exemples sont moins convaincants qu'il n'y paraît au premier abord. D'une part, l'exemple de Saül est tiré d'un autre livre, et deux expressions identiques ne sont pas toujours utilisées de la même manière par deux auteurs différents. D'autre part, s'il est indéniable que l'Esprit s'est retiré de Samson et de Saül, c'est parce que les auteurs prennent soin de le dire et même de le répéter pour Saül (1 Sam 16.14, 16, 23 ; 18.10, 12 ; 19.9). Rien de tel pour les juges en général ni pour Samson avant la perte de ses cheveux. La perte de l'Esprit n'est pas la norme, mais l'exception. A moins d'une mention précise sur le retrait de l'Esprit, on peut supposer qu'il demeure sur celui qui l'a reçu. Ainsi les actes de Samson, avant son infidélité avec Dalila, sont la marque de l'Esprit divin (l'auteur le répète quatre fois !) et Samson est invincible. La perte de l'Esprit et de sa force n'interviennent que lorsque le juge livre son secret à Dalila. En dehors de cet écart, l'auteur ne relève aucune faute ni de Samson ni d'aucun autre juge.

La dissociation entre l'onction divine et la spiritualité heurte de front tout l'enseignement biblique. Elle ignore aussi le contexte dans lequel les références à l'Esprit sont faites dans le livre des Juges. Le nombre et le lieu de ces références ne sont pas quelconques. L'auteur a arrêté le nombre de ces mentions à sept pour mieux souligner la totalité et l'omniprésence de l'Esprit auprès des juges. Concernant le contexte des références, l'auteur mentionne la première fois l'Esprit pour Othniel, le juge qui sert de modèle pour tous les autres. Par ce moyen, l'auteur se libère de l'obligation de répéter platement l'information pour chaque juge. Ce qui est dit d'Othniel peut être considéré comme vrai pour les autres. Quant aux six autres références, elles apparaissent juste avant un acte en apparence discutable (la demande des signes de la toison par Gédéon, le vœu de Jephthé, le comportement de Samson envers les Philistins). L'auteur indique ainsi que même ces actes en apparence contestables sont le produit de l'inspiration divine.

Cette vue positive du ministère des juges aborde sous un autre angle les difficultés éthiques relevées dans certains commentaires. Par rapport à certaines actions déroutantes des juges, la question n'est plus de savoir si un homme rempli de l'Esprit peut commettre un tel péché, mais quelles leçons spirituelles et morales sont enseignées par l'oint de l'Eternel. L'éthique qui est mise en question n'est plus celle des juges, mais la nôtre. Le livre des Juges est loin d'être un puits sans fond d'immoralité et d'infidélité comme voudrait nous le faire croire une approche négative des juges. L'ouvrage ne renferme pas que des ténèbres (le péché du peuple). Le comportement lumineux des juges réchauffe les cœurs et encourage les fidèles à tenir ferme dans des temps d'apostasie. Relevons encore que cette vue positive du ministère des juges est en harmonie avec l'unique témoignage néo-testamentaire sur cette période (Héb 11.32). Précisons aussi qu'une vue positive des juges n'implique pas que ces hommes étaient parfaits (seul Jésus-Christ est sans péché), mais seulement un degré élevé de consécration à Dieu. En dehors de la faute de Samson relevée par l'auteur, il est possible de comprendre tous les autres comportements des juges positivement. Ainsi, le livre des Juges ne cultive pas seulement un dégoût pour le péché, mais un amour pour la vérité. Ce deuxième aspect est malheureusement trop souvent absent des commentaires.

Le thème de la rétribution

Le rejet de l'autorité divine est le thème central du livre des Juges, mais il n'est pas unique. Le livre développe d'autres aspects en rapport avec le thème principal. Parmi eux, celui de la rétribution divine.

L'Eternel est rejeté comme Maître, mais il le reste malgré tout. Impossible de fuir loin de Dieu, impossible d'échapper à sa souveraineté. Puisque Israël refuse de le suivre, il doit subir les malédictions au lieu de recevoir des bénédictions. Les termes de l'alliance ont été clairement définis avant la conquête du pays (Dt 27-28), et ont été acceptés par Israël (Jos 8.30-35 ; 24.1-28). Le lien étroit entre le livre des Juges et le Deutéronome ne vient pas d'une rédaction tardive et contemporaine des deux textes, mais d'une conviction profonde de l'auteur des Juges que le Deutéronome (comme toute l'alliance mosaïque) donne le cadre général qui permet de comprendre l'histoire des juges. Chaque fois qu'Israël se révolte, l'Eternel intervient pour châtier son peuple, et chaque fois qu'Israël se repent, l'Eternel lui pardonne et le secourt (Dt 30.1-10).

La sévérité du jugement est toujours fonction du péché commis. Aucune vengeance démesurée, car Dieu est juste. La loi du talion reflète cette justice équilibrée et se trouve régulièrement appliquée par Dieu et par les juges. Précisons, toutefois, que l'application de la Loi suit l'esprit plus que la lettre de la Loi. Par exemple, lorsque Israël refuse de conquérir les nations païennes, il est occupé par des nations païennes (1.1-2.5). Le lien entre le péché et le jugement est manifeste, même si les pays envahisseurs ne sont pas ceux qu'Israël devait détruire. Dans le deuxième appendice (chap. 19-21), l'accueil d'Israélites pécheurs (la ville de Guibea reçoit la protection de Benjamin) entraîne la guerre civile. La leçon est claire : celui qui accueille un frère pécheur, est détruit de l'intérieur. Le lien entre le péché et le jugement peut se voir jusque dans le détail du jugement : le nombre des Israélites tués lors du siège de Guibea (22 000, puis 18 000) est directement lié au péché des Lévites qui souillent le pays (voir commentaire 20.18-25).

Les histoires individuelles reflètent aussi cette loi du talion. La mort des méchants est souvent liée à leur péché. Adoni-Bézek subit la même mutilation que celle infligée à ses victimes, et il rend même témoignage à la justice divine : « Dieu me rend ce que j'ai fait » (1.5-7). Eglon, qui voulait profiter des services d'un espion en la personne d'Ehud pour asseoir sa tyrannie, se voit trompé et frappé. Sisera, qui demande à Jaël de mentir, est trompé lui aussi. Abimélec, qui avait tué ses frères sur une même pierre, est frappé par une pierre. Jephthé tue les hommes d'Ephraïm qui voulaient injustement le tuer. Samson réplique systématiquement à l'injustice des Philistins par un jugement correspondant au péché. Nous ne donnons ici que quelques exemples pour illustrer notre propos, mais ces illustrations sont bien sûr reprises et développées avec d'autres dans le commentaire.

Le chrétien réagit souvent négativement à ce type de justice qui lui paraît incompatible avec le sermon sur la montagne. Jésus n'a-t-il pas condamné la loi du talion : « Vous avez appris qu'il a été dit : oeil pour oeil, et dent pour dent. Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l'autre… » (Mt 5.38-43). Sans faire un développement complet de la question, il est utile de relever deux points :

1.  Jésus ne s'est jamais opposé à l'Ancien Testament (Mt 5.17-19), mais à l'enseignement des scribes et des pharisiens (Mt 5.20). Ainsi, dans le sermon sur la montagne, Jésus ne conteste pas l'enseignement de l'Ancien Testament, mais l'interprétation que les scribes et pharisiens en faisaient.

2.  Concernant la loi du talion, Jésus s'oppose à une application abusive et personnelle de cette loi (Mt 5.38-42). Dans l'Ancien Testament, cette loi était destinée à une société et devait légiférer les offenses graves, or les exemples cités par Jésus sont d'un ordre différent. Ils concernent la réaction de la victime face à des offenses mineures (où la vie humaine n'est pas menacée) : une gifle (si quelqu'un te frappe sur la joue droite, c'est-à-dire du revers de la main), une tunique emportée, une corvée imposée (Mt 5.39-41). Ces deux remarques devraient permettre d'être plus attentif à l'éthique de l'Ancien Testament qui, loin d'être barbare, reflète le caractère d'un Dieu juste et saint (Lév 19.2).

Le thème de la rédemption

Un deuxième thème secondaire, encore mieux développé que le précédent, est celui de la rédemption divine. Si le rejet de l'autorité divine entraîne le jugement, la reconnaissance de cette autorité mène à la bénédiction. Esclavage d'un côté, mais pardon et réconciliation de l'autre. La partie centrale du livre (3.7-16.31) s'étend sur cet aspect de la relation entre Israël et son maître. Des cinq phases du cycle (révolte, ruine, repentance, rédemption, repos), la rédemption est de loin la mieux développée. Dès que Dieu entend les premiers cris de repentance, il intervient rapidement en envoyant un libérateur.

Les juges sont appelés à une même tâche, mais les contrastes entre eux abondent. Les six juges importants viennent de six tribus différentes (Othniel de Juda, Ehud de Benjamin, Débora d'Ephraïm, Gédéon de Manassé, Jephthé de Gilead, Samson de Dan). Sur le plan des personnes, Débora est une femme ; Gédéon se sent faible, mais Samson est invincible ; Othniel et Jephthé sont connus avant leur appel, ce qui ne semble pas être le cas de Gédéon ; Jephthé est choisi par le peuple, alors que Gédéon et Samson sont directement appelés par Dieu ; Ehud est soutenu par le peuple, alors que Samson est livré par les siens. Ces contrastes ne doivent pas nous faire oublier la grande similarité des récits. Chaque fois, Dieu appelle quelqu'un pour libérer son peuple. La voie de la rédemption passe par un messie courageux, consacré, zélé, rempli de foi et animé de l'Esprit divin. De cette manière, Dieu révèle son plan pour la rédemption de son peuple, et le lecteur du Nouveau Testament peut y percevoir une annonce de l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ.

Une autre constante de la rédemption divine est l'emploi de personnes apparemment faibles pour vaincre l'ennemi. Ehud pénètre seul dans la forteresse moabite armé d'une simple épée ; Schamgar ne dispose que d'un aiguillon à boeufs ; Débora est une femme ; Gédéon se sent indigne d'un appel et, avant le combat, il doit réduire son armée de 32 000 à 300 hommes ; Jephthé est un ancien exilé ; Samson doit affronter l'ennemi seul, sans soutien de ses frères, avec, pour seules armes, ses mains et une mâchoire d'âne fraîche.

Cette faiblesse des envoyés est riche d'enseignement, car elle souligne le rôle prépondérant de Dieu dans la victoire. Même si, pour vaincre, les hommes doivent se servir de leurs qualités (force, courage, intelligence, ruse, etc.), c'est en fin de compte l'Eternel qui donne la victoire. Point n'est besoin de chars de fer pour vaincre l'ennemi, car un orage envoyé au moment propice peut paralyser les forces ennemies (victoire sur Sisera : 4.15 ; 5.4, 20, 21). Dieu est le vrai maître et c'est lui qui donne la victoire. Certains pourraient croire que Samson fait exception à cette règle de la faiblesse, mais c'est oublier que la force du dernier juge vient uniquement de l'Eternel. Ce n'est pas sa corpulence qui est la source de sa force, mais sa consécration à l'Eternel. Quand il se fait raser les cheveux et que sa force le quitte, sa masse musculaire n'a pas diminué d'un gramme. Sans Dieu, Samson est lamentablement faible.

Le rôle des faibles dans la victoire est aussi illustré par la contribution de trois femmes au succès commun :

1.  Débora comble le vide laissé par la démission des hommes craintifs et son courage finit par entraîner Barak, les autres chefs de tribus et les soldats à combattre l'ennemi.

2.  Jaël tue Sisera, le général ennemi, avec le pieu d'une tente.

3.  Une femme anonyme de Thébets fracasse le crâne du tyran Abimélec avec une meule de moulin.

 

D'une manière générale, le salut par les faibles annonce la rédemption de Jésus-Christ, car de Tout-Puissant qu'il était, Jésus est devenu un simple homme, un serviteur, pour vaincre le mal à la croix.

La royauté

Le dernier thème clairement présenté dans le livre est celui de la royauté. Le slogan des appendices rappelle quatre fois qu'« en ce temps-là, il n'y avait pas de roi en Israël » (17.6 ; 18.1 ; 19.1 ; 21.25). La remarque est manifestement négative comme le montrent le contexte (les récits qui précèdent décrivent la déchéance du peuple) et le complément qui accompagne deux fois le slogan : « Chacun faisait ce qui lui semblait bon » (17.6 ; 21.25).

La plupart des interprètes comprennent ce slogan comme un éloge de la royauté humaine. L'auteur comparerait la période des juges à l'époque où la royauté était établie. Puisque l'évaluation est tellement favorable au pouvoir centralisé, on en conclut que l'auteur a rédigé son livre à une époque où la royauté était bien vécue, probablement au début du règne de David.

Une autre lecture nous paraît plus conforme au livre des Juges. Elle identifie le slogan à la royauté divine et non à la royauté humaine. L'auteur ne déplore pas l'absence d'un roi humain, mais le rejet de l'Eternel. Sur un plan humain, l'auteur exprimerait même certaines tendances anti-royalistes. Pour une telle lecture, plusieurs arguments peuvent être avancés.

1. La faiblesse d'Israël à l'époque des juges ne vient pas d'une absence ou d'une insuffisance du pouvoir politique, mais de l'infidélité d'Israël. A la mort de Josué, Dieu ne nomme aucun successeur, car la nation n'a plus besoin d'un chef unique. Chaque tribu doit conquérir son héritage, et pour une vie civile paisible et ordonnée, les structures politiques, juridiques et religieuses dont Israël avait été doté depuis l'exode étaient largement suffisantes. Les pouvoirs politique et religieux étaient séparés et le pouvoir politique décentralisé. Les sacrificateurs et, d'une manière plus générale, la tribu de Lévi assuraient la direction spirituelle du pays. Sur le plan social, les affaires se géraient au niveau des familles et des communes, exceptionnellement au niveau des tribus. La foi commune en l'Eternel écartait tout risque d'éclatement social du pays. Le culte au sanctuaire unique était fondamental (Dt 12) et contribuait à l'unité du peuple. Les Israélites devaient s'y rendre trois fois par année (Dt 16.16). Dieu était au centre de la vie et liait profondément les tribus entre elles.

2. Les quatre contextes dans lesquels apparaît le slogan (17.6 ; 18.1 ; 19.1 ; 21.25) montrent qu'une royauté humaine n'aurait rien changé : Mica aurait traité sa mère de la même manière et aurait aussi pu construire une idole (17.6), le Lévite aurait aussi pu accepter de servir la maison de Mica (18.1), la tribu de Dan aurait pu émigrer vers le nord (19.1), et Israël aurait aussi cherché à repeupler Benjamin (21.25). Un gouvernement central n'aurait modifié en rien ces situations. Par contre, ces quatre exemples illustrent un rejet manifeste de l'Eternel.

3. La déchéance décrite dans les appendices est directement liée au péché des Lévites. Dans les deux sections, le récit souligne le mépris d'un Lévite envers l'Eternel et montre comment le pays glisse vers l'anarchie quand le pouvoir religieux, qui devrait donner l'exemple, faillit à sa tâche.

4. Le cycle d'Abimélec décrit les aberrations et les injustices d'un pouvoir centralisé à l'excès. Abimélec avait tous les pouvoirs, mais n'a apporté que tyrannie et oppression. Il est le portrait de l'anti-juge, de celui qui, au lieu de libérer, opprime.

5. Finalement, la faiblesse naturelle des juges milite aussi contre une royauté humaine. Ce ne sont pas les forces concentrées entre les mains d'un homme qui assurent le salut du peuple. Le vrai et le seul maître est l'Eternel. C'est lui le Tout-Puissant, et c'est lui qui donne la force nécessaire quand il veut, et à qui il veut. Pour vivre, les hommes n'ont pas besoin d'être naturellement forts. Au contraire, c'est dans la faiblesse qu'ils se tournent souvent vers l'Eternel et commencent à vivre. Fondamentalement, comme l'a bien compris Samuel, une admiration pour la royauté humaine cache souvent un mépris pour la royauté divine (1 Sam 8.6-7).

Le thème des Juges reste d'une brûlante actualité. Les hommes cherchent souvent le salut social dans un chef qui promet de pallier les multiples maux de la société, alors qu'un bonheur personnel et national n'est possible que par un retour à l'Eternel.